Un traducteur littéraire n’est pas toujours un écrivain, mais il se voit obligé, moralement, de le devenir lors de la traduction. Il devient un double de l’auteur qu’il traduit et dont il doit intégrer le style. Dans la pensée bermanienne « une traduction est toujours individuelle […] parce qu’elle procède d’une individualité, même soumise à des “normes” » (Berman 60). Le traducteur est un point de liaison entre deux réalités culturelles ; c’est à lui qu’incombe la tâche d’établir la communication entre ces réalités. En d’autres termes, il doit avoir des compétences bilinguistiques et bi-culturelles. La République de Moldavie a connu un tel traducteur dans la personnalité de Victor Banaru, professeur, linguiste, écrivain et un des plus réputés traducteurs moldaves de la littérature pour enfants. Il a traduit Povestea vulpii /Le conte du renard de George Meniuc, le conte Punguța cu doi bani / La Boursette avec deux sous d’Ion Creangă, le livre Bunicii mei /Mes grands-pères de Gheorghe Vodă, Micul cel tare din grupa mare /Le petit vaillant du groupe des grands d’Aurel Scobioală.
Sémasiologue d’exception, V. Banaru s’inscrit dans la liste des traducteurs qui ne traduisent pas, mais qui écrivent des traductions. Grâce à l’activité prodigieuse des écrivains comme V. Banaru, un vrai ambassadeur de notre culture, la littérature bessarbaienne connaît une ouverture vers l’universalité. Ainsi, à part d’être une littérature nationale, elle commence à devenir aussi une littérature étrangère : „… după ce a trecut frontiera, o literatură națională devine la rându-i străină și, din centrul pe care părea că-l ocupă, ea trece în acea clipă la periferie” (Mavrodin 7) – « … après avoir franchi la frontière, une littérature nationale devient à son tour étrangère, en passant du centre, où elle semblait avoir sa place, à la périphérie » (la traduction nous appartient).
Le conte, genre qui fait partie de la littérature orale et représente l’image d’un peuple, est un moyen parmi d’autres d’ouvrir la littérature nationale à la diversité des cultures. Un exemple éloquent c’est le conte Dafin și Vestra, traduit en français par V. Banaru. La première remarque à faire c’est qu’il existe une différence entre le texte source et le texte cible. La source roumaine a connu plusieurs rééditions, le contenu ayant souffert quelques changements, tandis que la variante française a été publiée une seule fois, ce qui explique les nombreuses omissions qu’on atteste dans le texte français. Toutefois, ces pertes n’affectent pas de manière tranchante la charpente du texte, elles gardent intact le fil du sens. D’autant plus, nous sommes tout à fait d’accord avec Michel Ballard qui considère que, dans le cas du conte, « il n’est pas nécessaire que la traduction se présente sous la forme d’un original » (148). En plus, la traduction des contes populaires se distingue beaucoup de la traduction d’autres genres littéraires. Une traduction littérale, par exemple, pourrait dépouiller l’original de toute poésie et saveur, « ingrédients » essentiels pour la littérature orale.
Ci-dessous nous présentons un petit fragment du conte soumis à une analyse du point de vue de la traduction.
- Texte source (Dafin și Vestra, 2006):
Departe-departe, acolo unde soarele se duce la culcare, când obosește de forfota lumească, se întindea o mândră împărăție. Și stăpâneau peste acele pământuri un împărat și o împărăteasă. Demult li se trecuseră tinerețile, dar nu fuseseră binecuvântați de către Dumnezeu cu vreo fiică, nici vreun fecior, care le-ar fi fost sprijin și mângâiere la bătrânețe. Și de aceea îi măcina tristețea apăsându-i la pământ. Tot în acele timpuri departe, în munți, trăia un bătrân sihastru, care știa multe de toate, văzute și nevăzute, și era mare cunoscător al buruienilor de leac. Într-o zi veni el la palatul împărătesc ca să le ușureze amarul împăratului și împărătesei. Sfetnicii îl petrecură pe bătrân la tron, unde căzu în genunchi și îi întinse împărătesei un strugure. Era crescut acel strugure fermecat pe coama unei stânci ce atârna deasupra unei prăpastii fără fund. Aici tăria cerului se întâlnea cu seva pământului, dând naștere puterii. Gustă împărăteasa câteva bobițe și purcese grea.
Împăratul era bucuros nevoie mare, ochii îi ardeau ca în tinerețe, viața îi părea iarăși frumoasă, iar oamenii buni. Îi chemă într-o bună zi pe curtenii săi și le dădu ordin să se pregătească de vânătoare.
Împăratul urcă pe cal, o luă la galop prin păduri, iar curtenii – din urma lui. Multe sălbăticiuni vână el în ziua aceea: și lupi, și vulpi, și iepuri. Dar în vâltoarea vânătorii nici nu prinse de veste cum trecu hotarele împărăției sale și se pomeni în niște locuri străine și dușmănoase. Se treziră cu toții pe niște stânci golașe și negre. Încercând să coboare de pe ele se pomeniră într-o cetate înconjurată de un zid înalt. Dau ei încolo, dau încoace, dar în jur numai piatră și nici un suflet viu. Se zbătea împăratul cu curtenii săi ca pasărea în laț, dar nu putu dibui vreo ieșire.
Trecu o zi, trecură două, trecură trei… terminară de mâncat tot vânatul și începură să îndure foame. Mai trecu încă o zi și o noapte și la răsăritul soarelui văd ei pe vârful zidului un drac. Se plimba necuratul pe zid și trăgea din lulea, dând drumul la clăbuci de fum. Împăratul se adresă către ucigă-l toaca:
– Mârșăvia ta, cu ce te-am supărat noi, că ne-ai închis în această cetate?
– Nu eu v-am închis, voi singuri ați venit! le răspunse dracul de sus.
– Ce daruri să-ți aducem ca să ne deschizi poarta cetății să putem ieși de aici? îl întrebă împăratul.
– Dăruiește-mi ceea ce ai în palatul tău domnesc, dar despre care tu n-ai habar și vă eliberez cât ai clipi din ochi.
- Texte cible (Contes populaires moldaves : Daphin et Vestra, 1981):
Du côté du monde où le soleil se couche sans prêter attention aux commérages des gens, il y avait un royaume. Le roi et la reine de ce royaume n’étaient plus très jeunes et, la plus belle saison de leur vie s’étant écoulée, ils restaient sans enfants qui leur auraient servi de bâton de vieillesse. Cela leur causait un chagrin beaucoup plus grand que la vieillesse elle-même. Mais il y avait dans ce royaume un très vieil ermite, grand connaisseur de philtres et potins obtenus à partir des plantes. Il s’en vint donc un beau jour au palais royal pour trouver remède à leur affliction.
On lui rendit les plus grands honneurs et on le mena au pied du trône royal, auprès duquel notre ermite s’agenouilla et tendit à la reine une grappe de raisin cueillie tout exprès sur le flanc escarpé d’une vigne exposée au soleil ; la reine y gouta et devint enceinte.
Le soleil réchauffa à nouveau le cœur ardent du roi, il reprit goût aux affaires de son royaume et à la vie. Il fit venir tous ses guerriers, réunit ses rabatteurs et s’en fut à la chasse. Tout en abattant force loups, renards, lièvres, il parcourut un bel chemin et s’éloigna tant des frontières de son royaume que, lorsqu’il jeta un regard autour de lui, il se trouva à l’intérieur d’une forteresse déserte aux murs très hauts. Ils se mirent alors à tourner et à tourner de tous côtés comme l’oiseau virevolte dans la cage, mais n’arrivèrent pas à en trouver la sortie. Ils restèrent ainsi un jour et une nuit et c’est seulement vers le point du jour qu’ils aperçurent un démon qui se promenait la bouffarde à la bouche, en haut des murs.
– Votre Altesse scélérate gardienne des enfers, ayez la bonté de nous dire quel est notre péché pour avoir été enfermés dans cette forteresse infernale.
– Je ne vous ai pas enfermé, mes Seigneurs. Vous été venus ici de vous-même, répondit le diable.
– Quel présent pourrais-je offrir à Votre Altesse diabolique pour qu’on nous ouvre les portes de la forteresse ? lui demanda le roi.
– Donne-moi ce que tu n’a pas encore vu, ni entendu dans ton palais et je te laisse partir.
Ce passage du début du conte a été choisi afin de voir le transfert en langue cible de la situation initiale du conte (les formules d’introduction, la modalité d’introduire les personnages etc.). Cette partie du récit est très importante et semble avoir une fonction phatique (selon les fonctions du langage données par Roman Jakobson) car elle sert à tisser et à maintenir le contact entre l’énonciateur-conteur unique et l’énonciataire-public collectif. Ainsi Victor Banaru se présente-il comme un traducteur-conteur.
Commençons l’analyse par les formules introductives, qui servent à ouvrir, à lancer, à rythmer le conte. Daphin et Vestra commence par une tournure assez poétique qui met l’accent sur l’univers mystérieux du conte, sur l’inconnu, le lointain : Departe-departe, acolo unde soarele se duce la culcare… – Du côté du monde où le soleil se couche. Par cette formule d’introduction, le conteur sollicite l’adhésion du public, son écoute et son attention, tout en assurant le passage du réel quotidien au fictif merveilleux.
Mise à part la traduction des formules d’ouverture, il existe d’autres spécificités lorsqu’on doit traduire un conte populaire qui contient des realia. Comment les substituer par des realia de la culture cible ? Il y en a quelques possibilités : soit on emprunte les realia et fait des notes explicatives en bas de page, soit on rend le sens par un équivalent partiel de la langue cible (équivalence culturelle). Dans l’enjeu de garder la couleur nationale on recourt à l’adaptation. Tel est le cas du mot roumain curtean que l’auteur a traduit par guerrier et rabatteur, en tenant compte de leur rôle dans les affaires militaires et de chasse à la cour royale. Citons d’autres exemples : buruiene de leac – philtres et potins obtenus à partir des plantes, strugure fermecat – une grappe de raisin cueillie tout exprès.
Pour ce qui est des procédés techniques de traduction, ce sont les moyens obliques qui prédominent. A titre d’exemple, mentionnons les équivalences, qui, dans la traduction banarienne, vont de pair avec l’adaptation et les realia : sprijin și mângâiere la bătrânețe – bâton de vieillesse, locution qui, conformément au dictionnaire explicatif, signifie soutien moral et rend parfaitement l’idée de support et consolation ; răsăritul soarelui – point du jour – ces équivalences sont absolues : les deux désignent l’aube et créent la même image aux usagers de langue roumaine aussi bien qu’aux usagers de langue française ; Dau ei încolo, dau încoace – Ils se mirent alors à tourner et à tourner de tous côtés – une équivalence quasi-absolue, très explicite pour le lecteur français ; Se plimba necuratul pe zid și trăgea din lulea – un démon qui se promenait la bouffarde à la bouche – des équivalents parfaits appartenant au même registre de langue. L’expression équivalente du dictionnaire c’est tirer sur sa bouffarde, mais l’action de tirer a été pleinement rendu par « à la bouche » ; a dibui vreo iesire – trouver la sortie ; purcese grea – devint enceinte ; să le ușureze amarul – trouver remède à leur affliction.
Dans toute traduction, la perte inévitable affecte plus ou moins le contenu, car il est très difficile, parfois presque impossible, de reconstituer exactement ce qui a été écrit ou dit. V. Banaru est un des traducteurs qui a su combiner l’équivalence sémantique et l’équivalence expressive. L’intonation, le ton, les pauses, l’accent, le rythme, la durée, tout ceci a été conservé autant que possible dans la traduction afin de préserver le transfert correct des émotions exprimées par le conte populaire roumain.
Il est souvent utile et même indispensable d’ajouter une précision en traduisant pour obtenir le même effet que le texte de la langue source. Ce procédé est nommé étoffement ou expansion. Le traducteur se voit contraint de faire une dilution ou bien une explicitation. L’étoffement permet aussi de parvenir à une formulation plus authentique que la simple traduction motamotiste. Voilà quelques exemples tirés du fragment analysé : Demult li se trecuseră tinerețile – Le roi et la reine n’étaient plus très jeunes et, la plus belle saison de leur vie s’étant écoulée… ; Și de aceea îi măcina tristețea apăsându-i la pamânt – Cela leur causait un chagrin beaucoup plus grand que la vieillesse elle-même, despre care tu n-ai habar – ce que tu n’a pas encore vu, ni entendu. Mârșăvia ta, cu ce te-am supărat noi, că ne-ai închis în această cetate? – Votre Altesse scélérate gardienne des enfers, ayez la bonté de nous dire quel est notre péché pour avoir été enfermés dans cette forteresse infernale. Dans ce dernier exemple, la traduction est plus qu’explicite par rapport à la variante roumaine.
De plus, en français l’atmosphère infernale semble être beaucoup plus forte qu’en roumain, par le sémantisme des mots scélérate, enfer, péché, enfermés, forteresse infernale. Le mot mârșăvie a une connotation négative et désigne la méchanceté, la monstruosité, la bassesse. Ecrit en majuscule, il devient une formule de politesse, adressée au diable, empereur des enfers ; le traducteur, à son tour, a du mal à rendre cette formule et il choisit, ou mieux dire, invente une expression équivalente en utilisant des constituants adaptés afin de transcoder parfaitement le sens. Notre attention a été aussi attirée par les équivalents français du mot « drac », car, dans le passage analysé on rencontre quatre variantes : drac, necuratul, ucigă-l toaca, Mârșăvia ta traduits par démon, diable, Altesse scélérate gardienne des enfers, Altesse diabolique. C’est la créativité qui entre en jeu et qui rend le contenu plus intéressant et captivant.
Comme on vient de constater, nombreux sont les cas où la traduction littérale n’a aucun sens, elle peut même entraîner des erreurs de traduction. En passant d’une langue à l’autre il est nécessaire parfois de changer la catégorie grammaticale d’un mot. Citons quelques exemples de transpositions : căzu în genunchi – s’agenouilla (l’auteur transpose l’unité de traduction en la verbalisant) ; coama unei stânci – flanc escarpé (l’adjectivation d’un substantif) ; Multe sălbăticiuni vână el in ziua aceea : și lupi, și vulpi, și iepuri – tout en abattant force loups, renards, lièvres (le traducteur a supprimé la répétition de la préposition « și », et, à l’aide de adjectif indéfini force à valeur adverbiale, il a gardé le sens de quantité).
Certains mots ou expressions passent mal dans la langue cible. Une solution serait la modulation : le traducteur modifie la structure grammaticale et/ou sémantique de l’élément du texte original, changement qui s’explique par les différences d’expression entre les deux langues. Ex.: soarele se duce la culcare – le soleil se couche, forfota lumească – commérages des gens.
Pour être fidèle au sens, le traducteur se sert de nombreux procédés et clichés, il est conscient du fait que chaque œuvre littéraire se caractérise par un code artistique spécifique et le conte n’en fait pas exception. Pour traduire un conte, il faut nécessairement en lire cent, mentionnait Elena Balzamo lors d’un entretien mis en ligne en décembre 2004 sur le site www.ricochet-jeunes.org. V. Banaru n’est pas tout simplement un bon traducteur qui a lu une centaine de contes, c’est un iceberg sur le firmament littéraire Bessarabie, où il y a une partie visible qui est son talent inné et le résultat de son travail prodigieux et dessous il y a tout le bagage qu’il a accumulé et a su transmettre aux autres. Il n’a pas tout simplement traduit correctement le texte tel qu’il est écrit mais il a aussi gardé toutes les représentations, les images, toute la culture qui est le fondement, la condition de vie de ce texte. L’auteur a su éviter les pertes sémantiques et même maintenir l’expressivité du langage vernaculaire propre aux contes populaires. On pourrait le qualifier comme traducteur-ethnologue.
En guise de conclusion, nous voudrions citer l’opinion de Michel Ballard. Selon lui, les contes offrent une occasion particulière de se placer, en tant que traductologue, à la croisée des deux paradigmes : « celui de l’opposition entre ce qui est universel et ce qui est spécifique, celui de la relation de la langue au monde, et bien entendu celui de la transposabilité (et donc de la traduction) du spécifique » (Ballard 125). Les recherches sur la traduction des contes s’avèrent être un moyen privilégié de découvrir sa propre culture, la culture étrangère, aussi bien que les liaisons qui s’y croisent.
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Références bibliographiques
Ballard, Michel. « Les stratégies de traduction des désignateurs de référents culturels ». In: M. Ballard (éd.), La Traduction, contact de langues et de cultures (1). Arras : Artois Presses Université, 2005.
Benoist, Cécile. Les médiathèques à l’heure du conte. Enquête ethnographique et regard socio-anthropologique. Bordeaux : Presses Universitaires de Bordeaux, 2007.
Berman, Antoine. Pour une critique des traductions : John Donne. Paris : Gallimard, 1995.
Mavrodin, Irina. Despre traducere literal și în toate sensurile. Craiova: Scrisul Românesc Fundația – Editura, 2006.
Entretien avec Elena Balzamo, http://www.ricochet-jeunes.org/entretiens/entretien/82-elena-balzamo, mis en ligne en décembre 2004, consulté le 17 octobre 2011.
Sources littéraires
Ursache, Silvia; Zabulica-Diordiev, Violeta. Dafin și Vestra: Poveste populară românească din Basarabia. Chisinau: Libris, 2006.
Contes populaires moldaves, recueillis et racontés par Gr. Botezatou, traduit du roumain par V. Banarou, M. Ionitsa, I. Smirnov, V. Syrghi. Chișinău: Literatura artistică, 1981.