
Le français, une langue de la résistance
Le 28 novembre, sur proposition du journaliste Vitalie Gutu, j’ai accordé une interview au portail Moldova9.com à l’occasion du Jour du prof de français.
Voici le texte intégral de l’interview :
M9 : Une journée internationale pour les profs de français est fêtée pour la première fois cette année. Quelle est l’importance de cet événement ?
Ghenadie Rabacov : Le jour du prof de français est célébré pour la première fois cette année, le 28 novembre, par de nombreux événements culturels, didactiques et scientifiques. Le but est de mettre en valeur le noble métier de professeur de français et de promouvoir l’enseignement innovant et créatif. Innovation et créativité est d’ailleurs le thème proposée pour l’édition de 2019. Les enseignants se réunissent pour échanger sur les bonnes pratiques en matière de didactique /d’enseignement de la langue française, créer de nouveaux réseaux de socialisation et de contribuer à l’édification d’un système éducatif de qualité en exploitant de manière efficace les technologies de pointe.
Ce jour est une occasion de plus pour les francophones et francophiles du monde entier d’affirmer leur solidarité et désir de vivre ensemble en pleine diversité, unis autour d’un trésor culturel et spirituel commun qui est la langue française. Je dis « spirituel », parce que, pour mes collègues et moi, le français est une langue de la résistance, de la liberté, voire un projet de vie.
Dans le contexte d’une globalisation irréversible et même incontrôlable, de l’internationalisation de l’enseignement, mais également compte tenu des défis de l’américanisation, la création d’une journée consacrée au prof de français était plus que jamais nécessaire.
Le français est la cinquième langue la plus parlée dans le monde et la langue d’enseignement de plus de 80 millions d’individus, sur 36 pays et territoires. Le français ne reflète pas seulement la culture et la civilisation de la France, elle représente « le disque dur » de la francophonie et un liant puissant de la latinité. Selon moi, la Francophonie e réussi à créer un grand et inégalable projet qui se veut exemplaire pour l’humanité : celui d’une amitié sans faille, une amitié au sens de partage des idéaux communs et développement des valeurs sacrées dans le rude combat pour l’avenir du français et la diversité culturelle. C’est pourquoi une action d’envergure et de longue haleine s’impose pour sensibiliser le grand public à la dimension mondiale de la langue française, aux réalités et enjeux de la Francophonie, à l’espoir qu’elle nourrit, à la coopération et à la solidarité privilégiées entre ses membres. Et cette mission incombe principalement aux enseignants.

M9 : Depuis combien d’années enseignez-vous le français ?
Ghenadie Rabacov : J’ai enseigné le français pendant presque 15 ans, dans le milieu académique. Mais ma passion pour la langue de Voltaire a commencé à l’école. C’était un coup de foudre. J’ai dit « Je t’aime pour toujours ! » et depuis lors le français et moi, nous sommes inséparables.
A partir de février 2018 je n’enseigne plus, je ne dispense plus des cours à des étudiants, mais la « communication » avec le français continue par le biais des livres, des recherches scientifiques, des traductions, de la musique, des films etc.
M9 : Qu’est-ce que le français signifie pour vous ?
Ghenadie Rabacov : Pour moi, le français est, premièrement, une langue porteuse de culture. La langue et la culture française, l’histoire de la France ont profondément marqué la culture et la civilisation européenne. Pour beaucoup d’enseignants de l’espace éducatif roumain, le français constitue le noyau de leur projet professionnel mais également une source inépuisée d’inspiration pédagogique, poétique et même politique.
Deuxièmement, comme je viens de le dire, le français est une langue de la résistance. La résistance à l’obscurantisme et aux conséquences néfastes de la globalisation linguistique. Il y a peu de temps, la France a marqué 25 ans depuis l’adoption de la Loi Toubon destinée à protéger le patrimoine linguistique français. A notre vif regret, ce n’est pas le cas du roumain parlé en République de Moldavie.
Et troisièmement, le français c’est ma deuxième langue maternelle. Pourquoi ? Parce que cet idiome m’a énormément aidé à mieux comprendre et parler le roumain.
Si le roumain est la langue par laquelle je vis et respire, la langue dans laquelle je parle avec Seigneur et Maman, alors le français est la langue qui me fait aimer et rêver, la langue dans laquelle je parle avec la Liberté.

M9 : A quoi ou à qui associez-vous le français ?
Ghenadie Rabacov : Je l’associe à une Femme, à Jeanne d’Arc, une héroïne symbole pour la France et un symbole de la lutte pour la liberté.
M9 : Quel est l’avenir de la langue française ?
Ghenadie Rabacov : Le français restera, certainement, la langue de l’élite. Le nombre de francophones devrait tripler d’ici trente ans. D’après les statistiques, du moins. Le français restera également une des langues les plus recherchées sur le marché du travail. Au-delà du business, il y a aussi la culture. Et la culture, comme le disait Jacques Chirac, « n’est pas une marchandise. Les peuples veulent échanger leurs biens mais ils veulent garder leur âme ».
M9 : Quel est la place et le rôle du professeur de français en République de Moldavie ?
Ghenadie Rabacov : Malheureusement, en République de Moldavie, il n’y a pas eu de politiques linguistiques cohérentes afin de protéger un héritage francophone et francophile de grande importance. Faute de stratégies et de plans d’actions en matière d’enseignement des langues étrangères, les préférences linguistiques des élèves et des étudiants ont inévitablement pris le chemin de l’anglicisation. Néanmoins, la langue française réussit à survivre, surtout dans les écoles rurales. Des lycées bilingues roumain-français continuent de garder la tradition francophile et francophone, mais il leur est de plus en plus difficile de faire face à l’extension progressive de l’anglais.
Le temps est venu pour les professeurs de français de conjuguer leurs efforts afin de promouvoir le français en tant que transmetteur de valeurs, culture et civilisation, et le combat devrait s’axer autour des actions concrètes, formulées par l’Institut Supérieur d’Etudes Françaises que je représente :
- Convaincre les autorités moldaves de la nécessité de sauvegarder les traditions éducationnelles – à savoir l’enseignement du et en français dans les établissements d’enseignement de tout niveau : école, gymnase, lycée, collège, université ;
- Déployer une vaste campagne de popularisation de la langue française auprès des élèves dans les établissements d’enseignement de tout niveau ;
- Concevoir une émission télévisée en français à la chaine de télévision nationale publique ou d’autres chaines télévisées qui seront intéressées par le projet. L’émission sera appelée à mettre en valeur des événements francophones qui ont lieu en République de Moldavie, mais aussi des sujets passionnant de civilisation de la France – histoire, culture, science, innovation etc. ;
- Organiser, promouvoir et appuyer des événements culturels, économiques, sociaux qui impliquent l’utilisation de la langue française en tant qu’instrument de communication, d’enseignement, de recherche, d’innovation et de dialogue interculturel.
M9 : Dans quelle mesure l’activité du prof de français est-elle appréciée par les institutions responsables (le Ministère de l’Education, les organisations spécialisées etc.), mais également par ceux et celles qui apprennent la langue française ?

Ghenadie Rabacov : Comment est apprécié un enseignant par le ministère ? Je crois que la réponse se trouve dans les grilles de salaires. La pénurie de pédagogues et les pronostics sombres pour les années à venir parlent d’eux-mêmes.
Quant aux appréciations données par les apprenants, il y en a plusieurs facettes. Dans la plupart des cas, les profs de français sont aimé(e)s et respecté(e)s par leurs élèves. Le respect ne s’achète pas, il se gagne.
Etre /Devenir enseignant c’est exercer un métier passionnant et exigent. C’est pourquoi il est important pour l’enseignant d’aujourd’hui de briser les chaînes et d’adopter le paradigme collaboratif. Tant que chaque enseignant se dédiera entièrement à son métier, tant qu’il/elle montrera aux enfants qu’il/elle se soucie de leur sort, le système éducatif roumain se s’écroulera pas, malgré toutes les chimères qui la parasitent. Des écoles seront fermées, certaines universités disparaîtront, la bureaucratie restera toujours à l’ordre du jour, mais la vocation pédagogique est innée, éternelle et non-évanescente.

M9 : Quel est le destin des profs de français ? Sont-ils motivés ?
Ghenadie Rabacov : Un bon professeur s’engage toujours avec enthousiasme dans ses activités professionnelles et cherche le bonheur dans l’éducation. La méthode du bonheur en éducation est représentée par les élèves. Ils sont et resteront le baromètre dans la salle de cours. En fonction de leurs réactions, un enseignant gagne en prestige ou perd de sa valeur. J’aime bien le concept d’apprendre ensemble et j’apprends avec mes étudiants. Mes étudiants m’ont appris beaucoup de choses et j’espère qu’à mon tour, j’ai réussi à leur cultiver les compétences nécessaires pour/dans leur parcours professionnel. Les distinctions accordées par les ministères et les établissements d’enseignement n’ont jamais compté. Ce qui compte le plus ce sont les appréciations de mes étudiants, ce qu’ils pensent de moi en tant que spécialiste, en quelle mesure ils sont satisfaits de la formation que je leur offre et comment ils mettent en application ce qu’ils ont appris à mes cours. L’appréciation de mes anciens profs, qui sont des exemples à suivre, est aussi très importante.
Enseigner le français c’est quelque chose de spécial, de sacré, de classique et en même temps novateur. La motivation vient de l’intérieur. C’est du moins ce que je ressens lorsque je pense, j’écris, je parle et j’enseigne dans la langue des plus grands érudits du monde.
M9 : Etre professeur de français, aujourd’hui, est un métier en vogue ou une nécessité ?
Ghenadie Rabacov : L’éducation, dans toutes ses acceptions, sera toujours en vogue. « L’éducation, comme l’affirmait Nelson Mandela, est l’arme la plus puissante que nous puissions utiliser pour changer le monde ». Dans une société quasiment déshumanisée, seule l’éducation peut nous sauver.
Etre prof de français est plutôt une nécessité. Plus nous serons unis et nombreux à défendre la langue française en Europe centrale et orientale, plus notre voix sera entendue. C’est le grand défi de toutes celles et de tous ceux qui ont fait du français un projet professionnel et de vie.

M9 : S’il est à faire référence aux tendances internationales, l’enseignement du français en République de Moldova représente-t-il un prestige ou une obligation imposée par le système éducatif moldave ?
Ghenadie Rabacov : Ce n’est pas une obligation imposée, mais c’est un prestige. Un prestige qui remonte dans l’histoire, dans la littérature, dans le théâtre, dans la culture. Un prestige qui a apporté bien des qualificatifs à cette riche et belle langue: « langue de l’élite », « langue confessionnelle », « langue de goût », « langue de l’amour », « langue la plus sexy » etc.
Le pouvoir et le prestige du français résident dans les notions de liberté, égalité, fraternité, solidarité, diversité et universalité.
M9 : Transmettez, s’il vous plait, un message à l’occasion du Jour du prof de français !
Ghenadie Rabacov : J’adresse mes félicitations les plus chaleureuses aux enseignants qui ne cessent pas d’inculquer aux jeunes l’amour pour l’une des plus belles langues du monde – le français. Vous illuminez des esprits et des âmes, vos visages sont des icônes qui ouvrent des portes et des fenêtres, des fleurs qui ne fanent jamais, des branches qui donnent des bourgeons, des amis qui répondent à toutes les questions.
Merci pour tout ce que vous faites !
Vive la langue française ! Vive la francophonie !

